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Lathèsedesdeuxmondesetlathéorie
descommunsenappuiàlasolidarité
numériqueenéducationauQuébec
TheTwoWorldsThesisandtheTheoryoftheCommonsin
SupportofDgitalSolidarityinEducationinQuebec
Latesisdelosdosmundosylateoríadelosbienescomunesen
apoyoalasolidaridaddigitalenlaeducaciónenQuebec
https://doi.org/10.52358/mm.vi12.293
Jean Bernatchez, professeur
Université du Québec à Rimouski, Canada
jean_bernatchez@uqar.ca
Marie Alexandre, professeure
Université du Québec à Rimouski, Canada
marie_alexandre@uqar.ca
Naomie Fournier Dubé, professeure
Université de Montréal, Canada
naomie.fournier.dube@umontreal.ca
RÉSUMÉ
La solidarité numérique est à la fois un concept en construction et une culture en émergence.
Qu’en est-il de la solidarité numérique en éducation au Québec en 2022? La thèse des deux
mondes (Aigrain, 2005) permet de camper le dilemme. D’un côté, de grandes entreprises
commerciales visent le profit, contrôlent les marchés et manipulent les comportements. De
l’autre, des stratégies de solidarité numérique se déploient localement : logiciels libres,
science ouverte, culture de réseau et de partage. Au Québec, de nombreux enseignants
optent pour la forme commerciale. Ils pourraient s’inspirer plutôt de la théorie des communs
(Ostrom, 1990) en appui au numérique à l’école.
Mots-clés : numérique, éducation, Québec, communs
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ABSTRACT
Digital solidarity is both a concept under construction and an emerging culture. What about
digital solidarity in education in Quebec in 2022? The two-worlds thesis (Aigrain, 2005) allows
us to define the dilemma. On the one hand, large commercial enterprises aim for profit, control
markets, and manipulate behaviour. On the other hand, strategies of digital solidarity are being
deployed locally: free software, open science, network culture and sharing. In Quebec, many
teachers opt for the commercial form. They could be inspired instead by the theory of the
commons (Ostrom, 1990) in support of digital schooling.
Keywords: digital, education, Quebec, common
RESUMEN
La solidaridad digital es tanto un concepto en construcción como una cultura emergente. ¿Qué
pasa con la solidaridad digital en la educación en Quebec en 2022? La tesis de los dos
mundos (Aigrain, 2005) ayuda a definir el dilema. Por un lado, las grandes empresas
comerciales buscan el beneficio, controlan los mercados y manipulan los comportamientos.
Por otro lado, se están desplegando estrategias de solidaridad digital a nivel local: software
libre, ciencia abierta, cultura de red y del intercambio. En Quebec, muchos profesores optan
por la forma comercial. En cambio, podrían inspirarse en la teoría de los bienes comunes
(Ostrom, 1990) para apoyar la escolarización digital.
Palabras clave: digital, educación, Quebec, bienes comunes
Introduction
La solidarité numérique est à la fois un concept en construction (Huang, 2013) et une culture en émergence
(Médiations et médiatisations, 2022). « La solidarité numérique est avant tout une démarche, une pratique
favorisée par l’arrimage entre des actions publiques et communautaires qui visent à la fois à contrer
l’exclusion économique, sociale et culturelle causée par le fossé numérique et faire des TIC des outils
d’inclusion sociale » (Huang, 2013, p. 80). Bref, il s’agit de « faire ensemble » sur le plan du numérique,
dans la perspective de lutter contre l’exclusion et de favoriser l’inclusion.
Qu’en est-il de la solidarité numérique en éducation au Québec en 2022?
La thèse des deux mondes (Aigrain, 2005) permet de camper le dilemme. D’un côté, les GAFAM (Google,
Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) sont des entreprises commerciales qui visent le profit, contrôlent
les marchés et manipulent les comportements (Galloway, 2018). De l’autre, des stratégies de solidarité
numérique se déploient localement : logiciels libres, science ouverte, culture de réseau et de partage.
Au Québec, de nombreux enseignants optent pour la forme commerciale et s’affichent comme des
ambassadeurs des GAFAM. Ils pourraient s’inspirer plutôt de la théorie des communs (Ostrom, 1990) en
appui au numérique en éducation. Les communs sont fondés sur l’idée de propriété comme droit d’usage
plutôt que comme droit de propriété exclusive. Ils sont associés à des expériences locales autogérées et
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à des règles de droit sans cesse renouvelées. « Ils privilégient les décisions du terrain plutôt que celles
dictées d’en haut; la pratique de ceux qui font []; la coconstruction plutôt que les brevets et les licences
restrictives » (Noyon et Vion-Dury, 2018, p. 42).
Nous discuterons ici du choix de l’option des communs en éducation (Ostrom, 1990) en mobilisant dans
la discussion la thèse des deux mondes (Aigrain, 2005).
La thèse des deux mondes
La dialogique est un principe de pensée qui met en relation deux concepts à la fois complémentaires et
antagonistes. Dans sa déclinaison contemporaine, la dialogique est mobilie par le philosophe et
sociologue français Edgar Morin (2005) dans le cadre de sa méthode de la complexité. En termes
dialogiques, penser la vie impose aussi de penser la mort. Penser l’ordre commande de considérer le
désordre. Être grand n’a de sens que par rapport à ce qui est petit. Et ainsi de suite. En outre, il faut
comprendre que les antagonismes mis en évidence dans l’observation des faits sociaux constituent des
catégories mentales, des idéaux types au sens wébérien du terme : il s’agit d’une idée abstraite et
simplifiée qui permet de rendre compréhensible un phénomène. Il n’est pas question ici d’une référence à
la perfection ou encore à un type de phénomène qui se retrouve intégralement dans l’univers social.
La dialogique permet de construire des hypothèses servant à interpréter le monde naturel et culturel. Si
l’on met sur un axe avec comme pôles deux termes antagonistes, il y a autant de cas possibles que de
points sur cet axe. Ainsi, sur le plan du numérique par exemple, le fait d’utiliser le logiciel commercial
Microsoft Word pour écrire un article qui sera publié dans une revue scientifique en libre accès (Médiations
et médiatisations), ce que nous faisons actuellement, illustre la complexité de catégoriser arbitrairement
les phénomènes. Un pôle n’est pas nécessairement celui de la vertu, au détriment de l’autre. Un pôle est
plutôt une référence mentale vers laquelle peut tendre l’interprétation d’un phénomène.
Sur le plan du numérique, la thèse des deux mondes est développée par l’informaticien français Philippe
Aigrain dans son ouvrage devenu une référence : Cause commune. L’information entre bien commun et
propriété (Aigrain, 2005). Il soutient que l’ère de l’information et de la communication dans laquelle le
monde est entse déploie au-delà des outils techniques. Cette ère se présente comme une révolution
anthropologique. Il est difficile, croit-il, d’apprécier les enjeux et les défis liés à cette révolution parce que
nos outils d’interprétation du monde sont analytiques et disciplinaires.
Les grilles de lecture de cette nouvelle ère sont principalement celles de la complexité et de la
transversalité, dont nous n’avons pas encore la culture. La complexité défie nos méthodes
traditionnelles d’analyse et d’action. Notre raisonnement face à elle reste analytique, notre vision
du monde, disciplinaire []. Nous continuons à explorer de manière linéaire les données du
passé, alors que les évolutions actuelles sont non linéaires, exponentielles, en constante
accélération. (Aigrain, 2005, p. 12)
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Trois concepts doivent être ici précisés : complexité, transversalité et accélération.
Selon Edgar Morin (2005, p. 10), « est complexe ce qui ne peut se résumer à un maître mot, ce qui ne
peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple ». Il ajoute : est complexe ce qui
est multiple et incertain.
La transversalité commande par ailleurs de faire des liens entre les phénomènes, mais aussi entre les
disciplines. La transdisciplinarité est sollicitée et elle « veut déborder les champs disciplinaires afin
d’envisager l’objet d’étude dans sa complexi[...]. Ce processus d’intégration et de dépassement des
disciplines a pour objectif la compréhension de la complexité du monde » (Dupuy, 2005, p. 2).
Finalement, l’accélération s’explique par la théorie du philosophe allemand Harmut Rosa (2012). Il propose
trois catégories pour en rendre compte :
1) l’accélération technique est l’accélération des processus orientés vers un but (production,
transport, communication) et le temps est perçu comme un élément de compression de l’espace;
2) l’accélération du changement social est marquée par la vitesse de déclin des produits et des
expériences, par des innovations qui impliquent l’obsolescence des produits, des services et des
compétences;
3) l’accélération du rythme de vie concerne l’augmentation du nombre d’expériences par unité de
temps et elle est la conséquence du désir de toujours faire plus de choses en moins de temps.
Selon Philippe Aigrain (2005, p. 24), dans l’ère actuelle, « tout se passe comme si deux mondes habitaient
une seule planète, y traçant des routes complètement différentes [...]. Notre présent est gros de ces deux
mondes. Ils l’habitent l’un comme l’autre ».
Il y a d’abord le monde des multinationales, les GAFAM. Ces entreprises commerciales visent le profit
financier et cherchent à s’imposer sur le marché mondial, dans une perspective monopolistique. Afin de
favoriser ce projet, elles contrôlent les comportements, les émotions et les liens sociaux selon un modèle
conceptualisé par la sociologue étatsunienne Shoshana Zuboff (2020) et appelé capitalisme de
surveillance. Il s’agit d’un « nouvel ordre économique qui revendique l’expérience humaine comme matière
première gratuite à des fins de pratiques commerciales » (Zuboff, 2020, p. 9). Le capitalisme de
surveillance est « une mutation dévoyée du capitalisme marquée par des concentrations de richesse, de
savoir et de pouvoir sans précédent dans l’histoire humaine » (Zuboff, 2020, p. 9). Le tableau 1,
partiellement inspiré de celui de Philippe Aigrain (2005, p. 27), présente quelques exemples de
mécanismes d’appropriation privée par les GAFAM et les tensions qui en résultent.
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Tableau 1
Exemples de mécanismes d’appropriation privée et tensions qui en résultent
Appropriation privée Tensions qui en résultent
Extension et
mondialisation des brevets
Plus de domaines sont couverts par les brevets et les autres dispositifs de propriété
intellectuelle (notamment ce qui relève du vivant), ceci dans un plus grand nombre de
pays, de sorte que les connaissances afférentes (et les produits et services qui en
découlent) ne sont accessibles qu’à ceux (individus, États) capables de les payer, selon
un principe d’exclusion. Bon nombre de ces connaissances étaient autrefois
considérées comme des biens communs avant que des entreprises privées ne se les
approprient.
Criminalisation des
comportements de partage
Sur le plan des droits de propriété, dans la plupart des régimes juridiques, les droits
individuels (des personnes, des entreprises) sont privilégiés par rapport aux droits
collectifs de sorte que la transgression des droits de propriété intellectuelle est
considérée comme un crime passible de sanctions.
Capitalisme de surveillance Les GAFAM ne cherchent pas seulement à capter les données. Grâce à cette stratégie,
elles veulent aussi orienter, modifier et conditionner les comportements en lien avec la
vie sociale, les émotions, les choix commerciaux et politiques, le vote, etc.
Note. © J. Bernatchez, M. Alexandre, N. Fournier Dubé, 2022. Inspiré de Aigrain (2005).
Il y a aussi, de manière complémentaire et antagoniste, le monde des solidarités numériques orienté vers
la production de biens communs. Un bien commun est une « entité immatérielle à laquelle on a décidé de
donner un statut de propriété commune, de la faire appartenir à tous » (Aigrain, 2005, p. 265), selon un
principe d’inclusion. Les biens communs informationnels « peuvent être créés, échangés et manipulés
sous forme d’information [...]. Il peut s’agir de données, de connaissances, [...] d’idées, de logiciels »
(Aigrain, 2005, p. 266). Les biens communs gérés par les États sont qualifiés de biens publics.
Généralement, les acteurs solidaires sur le plan numérique combattent aussi pour préserver les biens
communs mondiaux (environnement, climat, air, eau et terre). Les solidarités « s’enhardissent et se
donnent les moyens du contrôle qualitatif des formes d’échange et de production, valorisant dans un même
mouvement le commerce équitable, les économies d’énergie et le partage des connaissances. Elles
explorent de nouveaux moyens de doter de ressources suffisantes les biens publics sociaux (éducation,
santé, revenus pour tous) » (Aigrain, 2005, p. 25). Le tableau 2, partiellement inspiré de celui de Philippe
Aigrain (2005, p. 26), présente quelques exemples de produits de la solidarité numérique.
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Tableau 2
Exemples de produits de la solidarité numérique
Produits de la solidarité numérique Exemples
Logiciels et ressources éducatives libres Systèmes d’exploitation Open Source de la famille des
GNU/Linux, suite bureautique LibreOffice, navigateur Web
Mozilla Firefox/ ressources d’enseignement, d’apprentissage et
de recherche appartenant au domaine public
Publications scientifiques ouvertes (selon la voie
dorée, soit des revues ou des ouvrages en libre
accès dès leur publication, souvent sous licences
Creative Commons)
Médiations et médiatisations, Revue internationale des
technologies en pédagogie universitaire / International Journal of
Technologies in Higher Education, Enjeux et société
CLOM (cours en ligne ouverts et massifs, offerts
universellement et gratuitement)
J’enseigne à distance, J’accompagne mon enfant qui apprend à
distance, Le télétravail : enjeux et défis (Université TÉLUQ)
Réseaux de partage collaboratifs Wikipédia, RÉCIT (réseau québécois axé sur le développement
des compétences des élèves par l’intégration des technologies),
communautés d’apprentissage professionnelles (CAP)
Archivage (selon la voie verte, soit l’autoarchivage
ou le dépôt par l’auteur dans une archive ouverte)
Archive ouverte pluridisciplinaire HAL, OpenEdition (portail de
ressources numériques en sciences humaines et sociales),
Sémaphore (dépôt numérique de l’UQAR)
Note. © J. Bernatchez, M. Alexandre, N. Fournier Dubé, 2022. Inspiré de Aigrain (2005).
Les « communs » s’inscrivent dans cette logique de solidarité numérique.
La théorie des communs
Le néolibéralisme ambiant suggère l’idée que la propriété privée est l’horizon indépassable de l’économie.
Or, la théorie des communs vient bousculer cette « vision du monde ». L’idée n’est pas nouvelle toutefois,
mais elle est réinventée dans la perspective de la résistance au capitalisme de surveillance, voire au
capitalisme tout court. L’histoire se répète.
Selon plusieurs auteurs, le capitalisme naît au XVII
e
siècle du mouvement des enclosures.
L’une de ses manifestations physiques les plus voyantes [du capitalisme naissant] a été la mise
en place de clôtures ou enclosures en Angleterre, le processus a été le plus net et le plus
précoce sur les terres que les familles paysannes travaillaient en commun [...]. Les terres
arables ont été regroupées, concentrées, transformées en pâturages, protégées par leurs
nouveaux propriétaires, des fermiers riches que ces expulsions brutales transformaient en
capitalistes à mesure que déclinaient les cultures vivrières, au profit d’une agriculture marchande
[...]. (Ravelli, 2019, paragraphe 18).
Chassés des terres qu’ils cultivaient, les paysans pratiquent alors le vagabondage et le braconnage,
sévèrement punis par des lois d’une rare violence qui ont comme conséquence de diriger cette main-
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d’œuvre itinérante vers les manufactures nouvellement créées, transformant les paysans en ouvriers. Le
mouvement des enclosures est propre à l’Angleterre, mais ailleurs, « c’est bien à chaque fois à partir des
mutations internes à un monde rural marqué par la faim et les recompositions de la propriété que
s’esquisse la première classe ouvrière » (Ravelli, 2019, parag. 18). Depuis le début du 21
e
siècle, la
réflexion sur les « communs » est vive, en particulier en ce qui a trait au numérique. Une analogie avec le
mouvement des enclosures est souvent évoquée : il est alors question d’une enclosure des savoirs et les
clôtures sont d’ordre juridique.
En 2009, la politologue et économiste étatsunienne Elinor Ostrom devient la première femme à obtenir le
prix Nobel d’économie en reconnaissance de ses travaux sur la gouvernance économique dont le vecteur
est la théorie des communs. Le moment est propice à une telle reconnaissance puisque la crise bancaire
et financière de 2008 contribue à remettre en question certains dogmes économiques, notamment celui
de la « tragédie des communs » de l’écologue étatsunien Garrett Harding (1968). Cette théorie érige en
vérité révélée le fait que chaque individu a intérêt à s’approprier le plus de ressources communes possible,
ce qui amène une surexploitation de la ressource. Cette thèse présente d’importantes lacunes, mais elle
conforte les possédants, aussi elle se taille une influence appréciable. En revanche, la thèse d’Elinor
Ostrom (1990) est robuste, tant sur le plan théorique que sur le plan empirique. Selon elle, la propriété
privée peut être transcendée grâce au phénomène des communs, mais à certaines conditions. Il s’agit
d’abord de définir clairement l’objet de la communauté et de ses membres ainsi que les règles
d’exploitation de la ressource. La participation des utilisateurs à la définition des règles de gestion de la
ressource commune permet d’en assurer la pérennité. En cas de non-respect de ces règles, il doit y avoir
gradation des sanctions. Il faut en outre prévoir un accès rapide aux instances de résolution de conflits.
L’autoorganisation de la communauté (à plusieurs niveaux) doit être reconnue par les autorités externes.
Les philosophe et sociologue français Pierre Dardot et Christian Laval (2015) poussent plus loin le
raisonnement et présentent le commun comme le substrat d’une révolution au 21
e
siècle, y voyant une
convergence des luttes citoyennes. « Ces luttes politiques obéissent à la rationalité politique du commun,
elles sont des recherches collectives de formes démocratiques nouvelles » (Dardot et Laval, 2015, p. 19).
Le commun fait la synthèse entre anticapitalisme, écologie politique et autogouvernement collectif. Les
communs réhabilitent l’utopie (Noyon et Vion-Dury, 2018).
Conclusion
Qu’en est-il de la solidarité numérique en éducation au Québec en 2022? Une observation des pratiques
met en évidence que les deux mondes coexistent, celui des GAFAM et celui des solidarités numériques.
Bon nombre d’enseignants optent pour la forme commerciale et s’affichent comme enseignants certifiés
Apple, Google ou Microsoft. Des écoles publiques et privées du Québec prétendent aussi à pareilles
certifications (Brassard, 2017). Il existe même des « sorties éducatives » organisées dans les magasins
Apple du Québec (Bellerose, 2019). Habituellement, le personnel enseignant et les écoles n’obtiennent
pas d’avantages financiers liés à cette promotion de la marque, mais plutôt certains avantages
symboliques, notamment si le personnel scolaire sert de relais auprès de leurs collègues pour les former
aux produits associés à la marque. Par exemple,
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Le programme Apple Teacher a été créé pour soutenir et valoriser les éducateurs. Ce programme aide
les enseignants à tirer parti du formidable potentiel diPad, de Mac et des applications intégrées au sein
de leur classe. En vous inscrivant à ce programme, vous aurez accès au centre de formation
Apple Teacher, qui vous permettra de développer vos compétences, d’obtenir des badges et d’être
reconnu(e) en tant qu’Apple Teacher. Vous recevrez également des courriels d’actualités contenant des
témoignages d’enseignants, des conseils et des idées d’enseignement. (Apple, 2022)
Le site fait aussi mention que « pour les écoles et les centres de services scolaires, le programme Apple Teacher
est un moyen gratuit et efficace de favoriser le perfectionnement du personnel enseignant » (Apple, 2022). Or,
depuis le 1
er
juillet 2021, l’obligation est faite pour les enseignants du Québec d’effectuer au moins 30 heures
de formation continue sur deux ans. Il leur appartient de définir les activités qui répondent le mieux à leurs
besoins, mais il y a fort à parier que les propositions des GAFAM pourront sembler intéressantes et
pertinentes.
En outre, l’intelligence collective de l’école et du personnel enseignant se manifeste aussi dans des
espaces collaboratifs qui incitent les acteurs scolaires à partager de manière désintéressée leur savoir,
leur savoir-faire et leur savoir-être. La communauté d’apprentissage professionnelle (CAP) est un modèle
intéressant et de plus en plus populaire. C’est le cas aussi du seau axé sur le développement des
Compétences des élèves par l’Intégration des Technologies de l’information et de la communication
(RÉCIT). Cette structure regroupe
- 200 personnes-ressources réparties dans 70 services locaux à la formation générale des
jeunes;
- 18 services régionaux à la formation générale des adultes;
- et 14 services nationaux qui assurent un soutien en lien avec un domaine d’apprentissage
(mathématique, science et technologie, univers social, etc.) ou pour une population scolaire
ciblée (adaptation scolaire, éducation préscolaire, formation générale des adultes, etc.)
(RÉCIT, 2022).
Il est aussi possible de développer dans de tels contextes des pratiques collaboratives qui s’inscrivent
dans la logique des « communs ».
Liste de références
Aigrain, P. (2005). Cause commune. L’information entre bien commun et propriété. Fayard.
Apple (2022). Apple Teacher. https://www.apple.com/ca/fr/education/k12/apple-teacher
Bellerose, P. (2019, 20 février). Des « sorties éducatives » dans des magasins Apple. Le Journal de Québec,
https://www.journaldequebec.com/2019/02/20/des-sorties-educatives-dans-des-magasins-apple
Brassard, D. (2017, 23 octobre). Une certification Apple des écoles fait réagir. Radio-Canada.
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1062931/apple-certification-ecole-scolaire
Dardot, P. et Laval, C. (2015). Commun. Essai sur la révolution au XXI
e
siècle. La Découverte.
Dupuy, L. (2005). Co, multi, inter, ou trans-disciplinarité ? La confusion des genres.
https://web-new.univ-pau.fr/RECHERCHE/CIEH/documents/La%20confusion%20des%20genres.pdf
Galloway, S. (2018). Le règne des quatre. La face cachée d’Amazon, Apple, Facebook et Google. Quanto.
Harding, G. (1968, 13 décembre). The Tragedy of the Commons. Science, 162(3859), 1243-1248.
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Huang, P. (2013). La solidarité numérique : réponse locale à l’exclusion et redéfinition des stratégies de développement en
matière de TIC. [Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal]. https://archipel.uqam.ca/5698/
Médiations et médiatisations (2022). Numéro 12 : Appel à propositions / Numéro thématique Vers des solidarités
numériques en éducation : possibles champs d’action.
https://revue-mediations.teluq.ca/index.php/Distances/announcement/view/17
Morin, E. (2005). Introduction à la pensée complexe. Seuil.
Noyon, R. et Vion-Dury, P. (2018). Les idées nouvelles. Pour comprendre le XXI
e
siècle. Allary.
Ostrom, E. (1990). Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action. Cambridge University
Press.
Ravelli, Q. (2019). Le capitalisme a-t-il une date de naissance ? Tracés. Revue de sciences humaines, 36, 29-57.
https://doi.org/10.4000/traces.9428
RÉCIT (2022). Qui sommes-nous ? https://recit.qc.ca/recit/
Rosa, H. (2012). Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive. La Découverte.
Zuboff, S. (2020). L’âge du capitalisme de surveillance. Éditions Zulma.