Revue internationale sur le numérique en éducation et communication
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Dialogue,disséminationet
matérialisation:
uneentrevueavecJohnDurhamPeters
OnDialogue,DisseminationandMaterialization:
AnInterviewwithJohnDurhamPeters
Diálogo,difusiónymaterialización:
unaentrevista
conJohnDurhamPeters
François Cooren, professeur
Université de Montréal, Canada
f.cooren@umontreal.ca
John Durham Peters, professeur
Yale University, États-Unis
john.peters@yale.edu
Benjamin Peters, professeur
University of Tulsa, États-Unis
ben-peters@utulsa.edu
Rédigé et traduit en français par Nicolas Bencherki, professeur
Université TÉLUQ, Canada
nicolas.bencherki@teluq.ca
RÉSUMÉ
John Durham Peters, professeur d’anglais et d’études cinématographiques et médiatiques à
l’université Yale, est connu pour ses travaux sur l’histoire des médias et de la communication.
Son premier livre, Speaking into the air: A history of the idea of communication, a connu un
succès mondial grâce à son regard transdisciplinaire sur la soif de l’humanité pour une
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communion qu’elle ne retrouve pas dans les câbles et les signaux, mais dans sa condition
humaine même. Dans The Marvelous Clouds: Toward a Philosophy of Elemental Media, il
invite les lecteurs à étendre leur conception des médias au-delà des seuls médias de masse.
François Cooren, professeur de communication à l’Université de Montréal, a profité d’une
conférence de John Durham Peters donnée à l’occasion du 40
e
anniversaire de son
département pour s’entretenir avec lui au sujet de sa conception de la communication. Les
deux hommes discutent notamment de la nécessité de dépasser l’opposition entre le monde
apparemment immatériel de la communication et le monde matériel qu’elle représenterait.
Benjamin Peters, professeur adjoint à l’université de Tulsa, en Oklahoma, les accompagne en
partageant son intérêt pour les régimes spatiaux, temporels et de pouvoir qui se tissent autour
des médias numériques.
Mots-clés :
médias, philosophie de la communication, matérialité, dialogue, dissémination
ABSTRACT
John Durham Peters, professor of English and of Film and Media Studies at Yale University,
is known for his work on the history of media and communication. His first book, Speaking into
the air: A history of the idea of communication, gained worldwide fame thanks to its
transdisciplinary outlook on humanity’s thirst for communion, which it finds not in cables and
signals, but in its very human condition. In The Marvelous Clouds: Toward a Philosophy of
Elemental Media, he invites readers to expand their understanding of media beyond mass
media. François Cooren, professor at Université de Montréal’s Department of communication,
invited John Durham Peters to give a presentation for the department’s 40
th
anniversary and
took the occasion to discuss with him about his conception of communication. The two men
exchange their views, among others, on the need to get past the separation between an
apparently immaterial realm of communication and the material world it would merely
represent. Benjamin Peters, assistant professor at the University of Tulsa, Oklahoma, joins
them and shares his interest in how digital media intersects with regimes of space, time, and
power.
Keywords:
media, philosophy of communication, materiality, dialogue, dissemination
RESUMEN
John Durham Peter, profesor de inglés y de estudios cinematográficos y mediáticos a la
universidad Yale, es conocido por su trabajo en la historia de los medios y de la comunicación.
Su primer libro, Speaking into the air: A history of the idea of communication, ganó fama
mundial gracias a su visión transdisciplinaria de la sed de comunión de la humanidad, que no
se encuentra en los cables y las señales, sino en su misma condición humana. François
Cooren, profesor del Departamento de Comunicación de la Universidad de Montreal, invitó a
John Durham Peters a hacer una presentación para el 40 aniversario del departamento y
aprovechó la ocasión para discutir con él sobre su concepción de la comunicación. Los dos
hombres intercambiaron sus puntos de vista, entre otros, sobre la necesidad de superar la
separación entre una comunicación aparentemente inmaterial y el mundo material que sólo
representaría. Benjamin Peters, profesor adjunto de la Universidad de Tulsa, Oklahoma, se
une a ellos y comparte su interés por la forma en que los medios digitales se cruzan con los
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regímenes del espacio, el tiempo y el poder.
Palabras clave:
medios, filosofía de la comunicación, materialidad, diálogo, diseminación
John Durham Peters est le professeur d’anglais Maria Rosa Menocal et professeur d’études
cinématographiques et médiatiques à l’université Yale. Il a rejoint cette institution en 2017, après avoir
enseigné trente ans à l’université de l’Iowa. Il est connu pour ses travaux sur l’histoire des médias et de la
communication. Son premier livre, Speaking into the air: A history of the idea of communication (1999,
University of Chicago Press), a connu un succès mondial grâce à son regard transdisciplinaire sur la soif
de l’humanité pour une communion qu’elle ne retrouve pas dans les câbles et les signaux, mais dans sa
condition humaine même. L’ouvrage nous guide dans un parcours à la fois philosophique, religieux,
littéraire et sociologique, commençant avec Socrate et Jésus, jusqu’à William James et Kafka. Plus
récemment, et parmi de nombreux autres travaux, Peters a écrit un autre livre provocateur, The Marvelous
Clouds: Toward a Philosophy of Elemental Media (2015, University of Chicago Press), il invite les
lecteurs à étendre leur conception des médias au-delà des seuls médias de masse. En rejetant la
distinction entre les « nouveaux » médias et les plus anciens, et entre la nature et la technologie, Peters
situe les médias dans des pratiques, plutôt que dans le support lui-même.
À l’occasion du 40
e
anniversaire du département de communication de l’Université de Montréal, son
directeur François Cooren a invité John Durham Peters à y donner une conférence et a profité de l’occasion
pour s’entretenir avec lui au sujet de sa conception de la communication, entretien que nous reproduisons
ici. Cooren, entre autres distinctions et fonctions, est un ancien président de l’International Communication
Association et un ancien rédacteur en chef de la revue Communication Theory, ainsi qu’un Distinguished
Scholar de la National Communication Association. Il a également écrit sur la nécessité de répudier la soi-
disant « bifurcation de la nature » qui sépare le monde apparemment immatériel de la communication du
monde matériel qu’elle ne ferait que représenter. En reconnaissant que la communication est aussi
matérielle et, de manière liée, qu’elle n’est pas réservée aux seuls humains, on peut rendre compte de la
façon dont la communication participe à la constitution de nos collectifs et de notre socialité (Cooren, 2000,
2013, 2015).
John et François sont accompagnés de Benjamin Peters, qui est le professeur adjoint d’études
médiatiques Hazel Rogers, ainsi que le directeur du département d’études médiatiques de l’université de
Tulsa, en Oklahoma, et qui est aussi, incidemment, le fils de John. Ben a un intérêt pour les régimes
spatiaux, temporels et de pouvoir qui se tissent autours des médias, et en particulier, les médias
numériques.
François : Merci d’être là. Je pense qu’il est bien que nous puissions avoir un dialogue réflexif sur ce qui
nous intéresse. Une chose que j’ai beaucoup aimée dans Speaking into the Air, c’est le fait que vous y
reconnaissez deux traditions d’études communicationnelles. Vous appelez les représentants de la
première les Dialoguiens et, bien que nous n’employiez pas le mot, j’appellerais les représentants de la
seconde les Disséminateurs.
John : Oui, c’est votre innovation!
François : Une chose intéressante que vous faites, c’est d’associer les Dialoguiens avec Socrate et les
Disséminateurs avec Jésus, tous deux étant des sortes d’incarnation de ces deux traditions respectives.
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regímenes del espacio, el tiempo y el poder.
Palabras clave:
medios, filosofía de la comunicación, materialidad, diálogo, diseminación
John Durham Peters est le professeur d’anglais Maria Rosa Menocal et professeur d’études
cinématographiques et médiatiques à l’université Yale. Il a rejoint cette institution en 2017, après avoir
enseigné trente ans à l’université de l’Iowa. Il est connu pour ses travaux sur l’histoire des médias et de la
communication. Son premier livre, Speaking into the air: A history of the idea of communication (1999,
University of Chicago Press), a connu un succès mondial grâce à son regard transdisciplinaire sur la soif
de l’humanité pour une communion qu’elle ne retrouve pas dans les câbles et les signaux, mais dans sa
condition humaine même. L’ouvrage nous guide dans un parcours à la fois philosophique, religieux,
littéraire et sociologique, commençant avec Socrate et Jésus, jusqu’à William James et Kafka. Plus
récemment, et parmi de nombreux autres travaux, Peters a écrit un autre livre provocateur, The Marvelous
Clouds: Toward a Philosophy of Elemental Media (2015, University of Chicago Press), il invite les
lecteurs à étendre leur conception des médias au-delà des seuls médias de masse. En rejetant la
distinction entre les « nouveaux » médias et les plus anciens, et entre la nature et la technologie, Peters
situe les médias dans des pratiques, plutôt que dans le support lui-même.
À l’occasion du 40
e
anniversaire du département de communication de l’Université de Montréal, son
directeur François Cooren a invité John Durham Peters à y donner une conférence et a profité de l’occasion
pour s’entretenir avec lui au sujet de sa conception de la communication, entretien que nous reproduisons
ici. Cooren, entre autres distinctions et fonctions, est un ancien président de l’International Communication
Association et un ancien rédacteur en chef de la revue Communication Theory, ainsi qu’un Distinguished
Scholar de la National Communication Association. Il a également écrit sur la nécessité de répudier la soi-
disant « bifurcation de la nature » qui sépare le monde apparemment immatériel de la communication du
monde matériel qu’elle ne ferait que représenter. En reconnaissant que la communication est aussi
matérielle et, de manière liée, qu’elle n’est pas réservée aux seuls humains, on peut rendre compte de la
façon dont la communication participe à la constitution de nos collectifs et de notre socialité (Cooren, 2000,
2013, 2015).
John et François sont accompagnés de Benjamin Peters, qui est le professeur adjoint d’études
médiatiques Hazel Rogers, ainsi que le directeur du département d’études médiatiques de l’université de
Tulsa, en Oklahoma, et qui est aussi, incidemment, le fils de John. Ben a un intérêt pour les régimes
spatiaux, temporels et de pouvoir qui se tissent autours des médias, et en particulier, les médias
numériques.
François : Merci d’être là. Je pense qu’il est bien que nous puissions avoir un dialogue réflexif sur ce qui
nous intéresse. Une chose que j’ai beaucoup aimée dans Speaking into the Air, c’est le fait que vous y
reconnaissez deux traditions d’études communicationnelles. Vous appelez les représentants de la
première les Dialoguiens et, bien que nous n’employiez pas le mot, j’appellerais les représentants de la
seconde les Disséminateurs.
John : Oui, c’est votre innovation!
François : Une chose intéressante que vous faites, c’est d’associer les Dialoguiens avec Socrate et les
Disséminateurs avec Jésus, tous deux étant des sortes d’incarnation de ces deux traditions respectives.
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Pourriez-vous nous parler des inconvénients et avantages tant du dialogue que de la dissémination?
John : Quand j’ai récemment relu Speaking into the Air pour la première fois après 20 ans, j’ai réalisé que,
bien que beaucoup de gens m’accusent de ne pas être juste envers le dialogue, ou d’insister indûment sur
la dissémination, en fait l’argument est très dialectique et fluide. Il est clair que lorsque Jésus parle de la
dissémination des semences ouvertement et généreusement envers tout le monde, il est aussi en dialogue
avec ses disciples, un à un, et il est aussi intéressé par la générativité de ce dialogue. D’un autre côté, il
est aussi clair que la notion d’amour chez Socrate renvoie à un amour interpersonnel, mais aussi à un
amour universel, car elle puise dans la vérité qui précède la venue au monde de chaque individu. Ce n’est
donc pas que personnel, mais aussi quelque chose de plus grand. Si l’on explore ainsi le concept de
dissémination, il se transforme, comme un ruban de Moebius, en dialogue, et le dialogue à son tour se
transforme en dissémination. Je m’oppose à l’idée de rendre l’un ou l’autre trop rigide.
François : Je suis d’accord avec vous. Un autre risque que vous mentionnez dans le livre, c’est que le
dialogue puisse, en fait, impliquer une tyrannie de la réciprocité. Le dialogue suppose une idée de
réciprocité, qui peut être néfaste.
John : La réciprocité, bien sûr, est essentielle à l’humanité de nombreuses façons. Par exemple, la
succession des tours de parole est essentielle au déroulement d’une interaction. Elle est fondamentale
aussi aux échanges économiques. Toutefois, la réciprocité est également centrale à la guerre : la façon
dont une guerre se déroule typiquement, c’est que quelqu’un tue quelqu’un, puis quelqu’un d’autre tue une
autre personne pour se venger, et ainsi de suite, entrant ainsi dans un cycle qui se poursuit, « œil pour
œil », sans qu’on ne soit jamais quitte. La violence qu’implique d’arrêter, de tendre l’autre joue comme
Jésus l’a enseigné, est en fait une stratégie de dissémination pour interrompre cette pathologie.
François : Il y a aussi une critique indirecte de Derrida à la fin de votre texte sur l’histoire de l’idée de
communication, qui est probablement une critique de sa vision de la dissémination. Vous écrivez que
« Derrida a raison de combattre le principe philosophique selon lequel derrière chaque mot se cache une
voix et derrière chaque voix un esprit intentionnel qui lui donnerait sa signification. Toutefois, penser que
désirer la présence d’autres personnes est une erreur métaphysique est insensé » (J. D. Peters, 1999,
p. 270). La même critique, plus ou moins, se retrouve dans le livre plus récent, où vous semblez suggérer
que la faiblesse de la dissémination, c’est que nous n’attendons rien des autres. Comme la notion grecque
d’agape, c’est une forme d’amour inconditionnel, qui peut en un sens paraître froid, parce que nous ne
nous attendons à rien des autres, il y a une absence fondamentale de chaleur, pour ainsi dire. Nous aimons
tout le monde, mais qu’est-ce que l’amour veut dire, à ce point?
John : C’est très vrai. L’amour requiert la vulnérabilité, le risque et l’échec. D’une part, il faut accepter le
don. Emerson a un excellent essai sur les dons, il affirme que nous détestons recevoir des cadeaux
car ils sont une insulte à notre dignité. Ce serait l’attitude des promoteurs de l’agape, qui aiment tout le
monde de manière indifférenciée, car ça les immunise contre tout contact. L’amour véritable, cependant,
c’est la vulnérabilité. Nous pourrions parler de ma critique de Derrida, que j’admire sur certains aspects et
moins sur d’autres.
François : Pour continuer sur le thème du rapport à l’autre, vous écrivez aussi « toute communication
médiatisée est en un sens une communication avec des morts, dans la mesure où le média peut
entreposer ‘les fantasmes du vivant’ pour qu’ils soient rejoués après la mort corporelle » (J. D. Peters,
1999, p. 149). Je pense que nous sommes d’accord sur le fait que toute communication est médiatisée.
Même notre communication, en ce moment, est médiatisée, et à la fin de Marvelous Clouds, vous insistez
sur le fait qu’il se passe au moins quelques millisecondes entre le moment je parle et le moment
vous m’entendez, et qu’il y a donc médiation. Bien évidemment, il y a des formes plus ou moins
médiatisées de communication. Donc, lorsque vous parlez de communication avec les morts, je le
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comprends aussi dans le sens que la personne que j’étais quand j’ai énoncé mes mots n’existe plus
lorsque vous les entendez.
John : Nous sommes comme des étoiles. Notre parole est la lumière d’une étoile. Une fois qu’elle est
reçue, nous avons changé, nous sommes différents. Je reçois souvent des critiques pour cet
argument. Laszlo Solymar, qui est un ingénieur électrique à Oxford, a écrit une critique de Speaking into
the Air dans le supplément littéraire du Times, et m'a invité à déjeuner avec lui à Oxford. Il a insisté que la
communication consiste à déplacer l’information d’un point A à un point B, et il m’a demandé : « Pourquoi
parlez-vous de la communication avec les morts? Pourquoi ne pas parler tout simplement de la
communication entre le passé et le présent? ». Cela dit, pour moi, c’est un point très important.
François : Je suis tout à fait d’accord. Une des choses que je fais souvent avec mes étudiants, et que j'ai
reprise de l’ouvrage de Derrida (1990), Limited Inc, c’est de leur montrer que nous utilisons également la
notion de communication pour dire, par exemple, que cette pièce communique avec le couloir, grâce à la
porte. La porte est alors un moyen de communication. Elle nous permet de montrer que la communication,
dans la façon même dont nous utilisons la notion, nous permet de parler des non-humains qui
communiquent entre eux.
John : L'une des grandes qualités du concept de communication, que j’aborde dans le chapitre six de
Speaking into the Air, est qu’elle met à niveau les ontologies et reste indifférente aux formes d'incarnation.
Ainsi, nous pouvons parler d'extraterrestres et d'animaux, de dieux et de démons, d'ordinateurs et de
couloirs et de gens qui communiquent tous ensemble.
François : Vous avez un passage intéressant sur le dialogue avec les morts. Les gens pourraient dire :
« Les morts peuvent communiquer avec vous, mais vous ne pouvez pas réellement communiquer avec
les morts puisqu’ils ne sont plus pour vous écouter ». Cependant, vous écrivez : « L’idéologie du
dialogue nous empêche de voir que des actes expressifs ont lieu malgré la distance et sans assurance
immédiate d’une réponse, et qu’ils sont des actes d’une dignité désespérée et courageuse. Que je ne
puisse pas initier un dialogue avec Platon ou les Beatles n’amoindrit pas le contact que j’ai avec eux. Un
tel contact peut être herméneutique et esthétique plutôt que personnel et mutuel » (J. D. Peters, 1999,
p. 152). Donc, dans quelle mesure parleriez-vous d’un effet dialogique avec des gens qui ne sont plus là?
John : N’est-ce pas le meilleur exemple de dialogue? Le dialogue ne cesse pas de l’être lorsque l’un
des participant occupe tous les tours de parole. Si je lis Platon, je suis l’animateur du texte, mais d’une
façon, Platon est tout à fait vivant. Je suis la condition nécessaire pour que Platon soit vivant. Le mystère
de la lecture, pour moi, réside dans l’opposition entre le substrat matériel mort, un support de papier et de
gribouillis, et les yeux du lecteur, ainsi que sa cognition, son corps, son travail, sa perspective et sa
connaissance de la langue, qui toutes ensemble mènent un monde vers l’existence. Ce n’est pas un
monde que le lecteur invente ou projette. Ce n’est pas un idéalisme partagé. C’est une rencontre avec
l’autre. Nous savons tous que lire est très difficile et, souvent, lire est une rencontre épuisante avec
l’altérité, un esprit très différent, une manière de penser très différente, et c’est pour moi le dialogue à
son meilleur.
François : Certaines personnes ne pourraient-elles pas dire : « La personne qui est morte, disons Homère
ou Platon, peut être capable de communiquer avec vous, de vous parler, mais elle ne peut pas
répondre? ». Je suppose que nous pourrions supposer que le lecteur imagine cette réponse à sa question,
parce qu’il connait l’œuvre et peut possiblement l’inventer.
John : Vous dites que le lecteur peut inventer la réponse, mais je préfère penser que Platon l’invente. Les
mots conservent leur altérité ; ils ne sont pas nos projections.
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François : Le lecteur devient la voix de Platon, mais il peut aussi trahir Platon complètement.
John : Je me rends compte, quand j’enseigne à mes étudiants comment lire, que l’une des choses difficiles
est de les amener à s’ouvrir à la surprise. Le texte vous parlera, vous répondra généreusement. J’enseigne
Moby-Dick et beaucoup d’étudiants pensent : « C’est une longue histoire d’une baleine et ce sera
ennuyant. » Ils se mettent à lire et disent alors : « Ça, c’est bizarre! Ça, c’est étrange et il me parle de race
et de sexe et d’argent et du capitalisme et du désir et de la solitude et… ».
François : Oui, et les morts, au travers de leurs textes, peuvent aborder plusieurs enjeux contemporains.
Il y a des passages dans votre travail, en ce sens, vous faites des liens avec d’autres domaines de la
communication, comme la communication organisationnelle. Par exemple, vous parlez de Kafka comme
d’un grand théoricien de la communication organisationnelle. Je suis d’accord avec cela, mais vous
rajoutez quelque chose d’intéressant : « La bureaucratie est un monde où la source ultime d’un message
est cachée » (J. D. Peters, 1999, p. 203). La bureaucratie soviétique, toute bureaucratie d’ailleurs,
comporte cet aspect, je peux le concevoir.
Ben : Ayant écrit récemment un livre sur les surprises de la bureaucratie soviétique (B. Peters, 2016), je
me permets d’oser une contribution ici. Peut-être que nous pourrions dire que le dialogue, lorsqu’il est
réduit à ses composantes essentielles, finit par ressembler à une forme d’arithmétique dans sa nervosité
et dans son exactitude trop exigeante. La dissémination, pour sa part, lorsqu’elle est trop réduite, produit
un anonymat statistique, l’étalement d’un message jusqu’à ce que sa source soit étirée et ne puisse plus
être reconnue. Cela dit, pour retourner à votre argument sur la lecture, lire la bureaucratie montre qu’aucun
de ces points terminauxle dialogue ou la disséminationsuffisent pour comprendre la communication.
Il n’y a pas de bureaucratie sans matière vibrante : des signatures, des dates, des systèmes de classement
et des procès-verbaux de comités qui obfusquent les sources et les raisonnements. Chaque fois que nous
rencontrons la communication dans sa condition incarnée, nous sommes surpris de la surabondance de
ce qu’apporte avec lui le matériau du médium, comme l’imprimé de Platon. Nous pouvons donc observer
l’excès incarné même dans la bureaucratie. Même lorsqu’on imagine comment les bureaucraties finissent
par être des espaces pour des tragédies et pour le désespoir kafkaïen, pour l’impossibilité de connections
vitales, en fait elles se révèlent aussi être beaucoup plus que du papier mort.
John : C’est un problème d’interprétation. Par exemple, j’ai été sur des comités d’embauche et je ne
pouvais pas comprendre, ni personne d’autre non plus, comment nous en étions arrivés à notre résultat.
Il y a des processus étranges auxquels nous participons tous, mais dont personne ne saisit le sens. J’ai
entendu mon doyen à l’université de l’Iowa dire des choses que je pensais savoir avant de me rendre
compte que je ne savais pas ce qu’il disait. Peut-être l’objectif était justement de rendre cela impossible à
comprendre. Manifestement, c’est ce que font beaucoup les politiciens : ils disent des choses
complètement incompréhensibles.
François : Une sorte d’ambiguïté stratégique.
John : Oui, exactement.
François : Pour continuer sur les implications d’une mise à niveau ontologique, comme vous l’avez
mentionné plus tôt, plusieurs pragmatistes et sémioticiens semble être en désaccord avec moi lorsque je
dis qu’une vision pragmatiste de la communication nous permet d’affirmer que la nature nous parle. C’est
aussi l’un des principaux points que vous avancez à la fin de Speaking into the air. Vous y écrivez : « La
nature parle-t-elle, Dieu parle-t-il, le destin parle-t-il, les bureaucraties parlent-elles, ou suis-je juste en train
d’inventer tout cela? Où finissent mes propres projections et commencent les signaux authentiques des
autres? » (J. D. Peters, 1999, p. 204). Cela soulève la question de la trahison. Nous prétendons faire parler
la nature, par exemple, ou que nous faisons parler Dieu, mais peut-être, par moment, trahissons-nous et
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la nature et Dieu. Latour parlerait en termes de traduction qui implique toujours une forme de trahison.
Traduttore, traditore, comme le diraient les Italiens. Comment composer avec cela?
John : J’ai un collègue qui enseigne l’allemand à Yale qui étudie le phénomène du « Fürsprache », ce qui
signifie « parler pour, parler au nom de ». C’est en fait le mot grec « προφήτης » (prophétés), qui nous a
donné notre mot « prophète », celui qui parle au nom d’un autre et non pas seulement qui parle avant. Les
prophètes sont dangereux! Jésus lui-même l’a dit : « Prenez garde aux faux prophètes ». Un prophète
peut dire : « La nature me dit que je dois te tuer ou Dieu me dit que les femmes doivent porter certains
vêtements » ou quoi que ce soit.
François : Oui, ou « La situation dicte que nous fassions cela ». Cela dit, c’est la seule manière que nous
avons d’augmenter notre autorité, alors nous ne pouvons pas y échapper. Bien évidemment, il y a des
moments où nous abusons de ce principe, mais pourtant, quand les scientifiques veulent prouver quelque
chose, ils doivent bien parler au nom de leurs données, par exemple. C’est la malédiction de la
communication, pourrait-on dire.
Pour passer à Marvelous Clouds, dans ce livre, vous allez bien au-delà de la compréhension traditionnelle
des médias. Au moins depuis McLuhan et Innis, nous savons que les médias sont davantage que des
moyens de transférer la signification. Quelle est votre définition des médias, si vous en avez une?
John : Il s’avère que je viens de commencer un bref essai, « Qu’est-ce que n’est pas un médium », car je
me fais souvent poser la question. Évidemment, le livre a débuté lorsqu’un étudiant m’a posé une question,
à savoir si un nuage est un médium. J’ai essayé de répondre « oui ». Est-ce que tout est un médium? Bien
sûr que non, mais il est aussi vrai que tout peut être un médium. Ma définition des médias est qu’ils sont
au milieu et ce qui est au milieu dépend de la situation. Donc, les médias sont phénoménologiques, ils
sont propres à une espèce et à une situation. Dans certains cas, l’océan est un médium et dans d’autres
il ne l’est pas. C’est le propos de tout le chapitre. La mer est un médium d’une manière très différente pour
les humains, qui ont des bateaux et des vaisseaux pour les parcourir, que pour les dauphins, qui ont un
appareillage évolutionnaire naturel pour nager dans la mer sans infrastructure.
François : Ils ont des techniques, mais pas des technologies.
John : Exactement, oui.
François : Quand vous parlez de ce que peut être un médium, vous utilisez une expression que j’aime
beaucoup, à savoir que quelque chose peut être un médium « sous une certaine description ». C’est ainsi
en tant que médium, en tant que moyen. Ça devient un médium, ce n’est jamais un médium en soi. Cela
en ferait sinon des descriptions finales, ce qui pour Peirce n’aurait aucun sens.
John : Oui, les pragmatistes n’aiment pas les essences. Nous aimons les pratiques.
François : Oui et quelque chose de très intéressant que vous avez écrit, c’est que les médias sont peut-
être plus intéressants quand ils révèlent ce qui défie la matérialisation. Cela rejoint ma pensée, qui est que
dès lors qu’il y a un médium, il y a de la matérialité. Par définition, un médium doit être matériel. Cela dit,
il y a des degrés et j’ai trouvé à la page 178 une référence à Peirce que j’adore : « ‘l’être est une affaire de
plus ou moins’, c’est un enjeu quantitatif » (J. D. Peters, 2015, p. 178). Je vois la matérialité de la même
manière : nous avons affaire à plus ou moins de matérialité. Ainsi, ma compréhension de votre argument
ici, c’est que les médias qui sont les plus intéressants sont ceux qui paraissent éthérés, qui semblent
immatériels.
John : C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi la notion de nuage, bien sûr, puisque c’est un cas
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parfait de dialectique entre l’immatériel et le matériel. L’industrie des technologies de l’information veut
nous faire croire que le nuage est complètement éthéré, mais en fait, il est plein de fumée et de carbone,
avec des centres de données.
François : Parlant de production, cela dit, je voudrais vous inviter à commenter une phrase que vous avez
écrite : « L’histoire des médias est l’histoire de l’impossibili productive de capturer ce qui existe »
(J. D. Peters, 2015, p. 11). Je comprends qu’il y ait une part de capture, bien sûr, mais Derrida dirait,
lui aussi, que rien ne peut jamais être propre. Il n’y a rien qui ne puisse jamais être entièrement capturé,
pour ainsi dire. Est-ce cela que vous voulez dire lorsque vous mentionnez l’impossibilité de capturer ce
qui existe?
John : Les pragmatistes n’aiment pas la perfection et n’aiment pas non plus le rêve de la perfection. Donc,
la rhétorique de la fidélité parfaite qu’on nous vend avec les tourne-disques et les écouteurs, ou l’idée
d’une image parfaite, masquent toujours un glissement. Je me suis toujours intéressé à cette marge.
Derrida a ce beau concept, la marge d’incomplétude, qui correspond à l’espace la liberté et la
croissance sont possibles. L’univers serait très encombré si nous devenions parfaits trop vite!
François : C’est un argument pour la finitude.
John : Oui.
François : Vous écrivez aussi : « Comme les entrepreneurs, les hackers et les révolutionnaires, les
théoriciens des médias pensent selon le cas ablatif : ‘au moyen de quoi’. Les médias ne sont pas des
reflets du monde ; comme nous le préciserons dans ces pages, ils sont le monde » (J. D. Peters, 2015,
p. 21). Ma compréhension de ce que vous écrivez ici, c’est que tout peut, potentiellement, être un médium.
Maintenant, alors que je vous parle, je suis le médium de Derrida, le médium de Latour et le médium de
vous-même, en fait.
John : Je suppose, en effet, que vous êtes un meilleur médium de moi-même que je ne le suis moi-
même! (rire)
François : La façon dont je l’entends aussi, c’est en relation avec cette expression intéressante de Latour
dans son Enquête sur les modes d’existence (Latour, 2012), « l’être en tant qu’autre ». Cela veut dire que
ce que nous sommes est aussi composé de plusieurs autres choses. Peut-être que c’est proche de ce
que vous dites? Je suis mes attitudes, je suis mes passions, je suis mon corps, je suis toutes ces choses
qui définissent improprement ce qui m’est propre.
John : Oui, il y a un passage fantastique chez William James, dans les Principles of Psychology, il
définit ce qu’est le « soi » et c’est une longue liste (voir James, 1890, p. 291). Son idée est très similaire,
dans la mesure le soi est un étalement de gens, de mémoires, de lieux et même, comme il l’a
fameusement énoncé, de comptes de banque, ce qui continue d’embêter certains de ses lecteurs.
François : En effet, je suis aussi mon compte en banque, c’est un bon point. Nous arrivons à la question
ontologique. Vous écrivez : « L’événement est l’enregistrement. Et l’univers est perceptions » (J. D. Peters,
2015, p. 320), ce qui vous amène jusqu’à dire et je suis d’accord avec vous que « les études
médiatiques se voient comme la discipline qui succède à la métaphysique » (J. D. Peters, 2015, p. 27).
John : Nous parlons de George Berkeley, là.
François : Exactement, nous parlons de Berkeley, qui est souvent critiqué en tant que solipsiste, mais
vous avez une lecture généreuse de son œuvre.
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John : J’ai une lecture pragmatique de Berkeley, à cause de James et de Borges. J’ai un essai sur Borges,
qui a été influencé par James dans sa compréhension de Berkeley. Ce que James dit, c’est que si certains
dénigrent Berkeley comme étant ridicule, il est aussi possible de voir ses idées comme très pratiques. Il
demande ce qu’est l’univers et sa réponse est que celui-ci est en grande partie de la perception. C’est en
fait une belle manière d’y penser.
François : Ce qui relie cela aux médias et à ce que vous disiez pendant votre présentation à l’Université
de Montréal, à propos de la prévision du climat, qui ne peut pas distinguer entre le climat lui-même et la
météorologie, de la même façon que la technologie et la technique se confondent l’une dans l’autre. Il
advient un moment où on ne peut les distinguer ou on ne souhaite plus les distinguer.
John : Il a une expression latine : « quod non est in actis, non est in mundo », qui signifie que ce qui n’est
pas dans les archives n’est pas le monde. Ce sont le roi et la reine espagnols Ferdinand et Isabelle qui
l’ont prononcée, puis Philippe II l’a répétée. Les théoriciens des médias allemands ont adoré cette
expression, car elle soulève la question de distinguer entre les archives et le monde, ou entre le climat et
la météorologie. Comme je l’ai dit pendant ma présentation, « la météo » comme terme pour désigner les
prévisions climatiques a fini par désigner le climat en général.
Ben : Oh, c’est intéressant!
François : Donc, en un sens, c’est une nouvelle manière de parler de l’existence elle-même. C’est-à-dire,
être et exister sont des questions de degré. Quelqu’un pourrait dire : « Cette organisation existe sur papier,
mais n’existe pas réellement ». L’organisation n’a pas été fondée et pourtant elle existe bel et bien, en un
sens, sur papier. Nous pourrions aussi évoquer l’excellente analyse de la constitution américaine que
propose Derrida (2002). Quand les Fondateurs ont commencé à écrire la constitution, elle a commencé à
exister, mais même auparavant, elle existait aussi déjà quand ils ont commencé à y penser et à discuter
de ce qu’ils y inscriraient. Cela montre que l’être et l’existence sont une question de degré. Pourquoi seuls
nos corps compteraient-ils? Pourtant, ils mourront un jour. Ou pourquoi seuls nos esprits compteraient?
Est-ce car ils sont supposés prouver notre existence?
John : Peut-être connaissez-vous cette blague? Dans le temps des cavernes, deux personnes sont
assises et la première dit : « Je prédis que, dans dix ans, la roue sera inventée ». La seconde personne
demande : « Qu’est-ce qu’une roue? ». La première explique alors : « Eh bien, c’est une chose ronde que
tu attaches à tes outils et qui rend ton travail plus facile ». Et la seconde s’exclame : « Mais je pense que
tu viens de l’inventer! ». (rires)
Ben : Je ne connaissais pas cette blague! Comme « la météo », qu’est-ce que « la roue » sinon une
description d’une chose qui devient la chose elle-même?
François : Peut-être pourrions-nous conclure cette entrevue en parlant de Dieu. J’ai trouvé très intriguant
que vous écriviez : « Toutes les choses qui existent sont particulières, incluant la déité » (J. D. Peters,
2015, p. 370). Cela me semble un point de vue finitiste. J’aimerais vous entendre davantage sur ce sujet,
puisqu’il semble que vous vous opposiez à la vision habituelle de Dieu qui serait partout et en toute chose.
Pour vous, il s’agit d’une entité?
John : Dieu est incarné, dans ma compréhension. Ben et moi avons, en fait, écrit un essai à ce sujet,
à propos de Norbert Wiener et de la théologie finitiste (J. D. Peters et Peters, 2016), car Norbert Wiener
est également influencé par William James et sa théologie. Ma propre tradition théologique est celle de
l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours, qui insiste sur l’incarnation et la matérialité de Dieu.
François : Comment cette vision articule-t-elle la multiplicité des incarnations?
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John : Alors, il y a le Père et le Fils, qui sont tous les deux incarnés, mais il y a potentiellement une
multiplicité d’incarnation, car tous les enfants de Dieu pourraient devenir comme lui possiblement, et par
conséquent ils sont incarnés. C’est aussi une réponse au problème profond et embêtant de la théodicée,
parce que si Dieu est incarné, alors peut-être n’est-il pas capable d’intervenir pour soulager toutes les
souffrances.
François : Ma conception de l’incarnation, et je ne sais pas si elle rejoint la vôtre, est que l’incarnation ou
l’incorporation n’est pas la matérialisation de quelque chose qui existerait par ailleurs de manière
complètement immatérielle. Par exemple, on dit en français qu’un acteur « incarne » un rôle, par exemple
Cyrano de Bergerac. L’acteur est matériel, mais Cyrano l’est aussi en un sens, car le personnage a été
écrit et a été joué auparavant et le sera encore dans le futur. Il y a donc plus d’une incarnation et, surtout,
il ne s’agit pas d’incarner dans quelque chose de matériel autre chose qui serait complètement immatériel.
Il s’agit d’une matérialité qui passe à une autre matérialité et encore une autre. Cet argument marcherait-
il aussi pour Dieu? Peut-on dire qu’il n’existe pas de Dieu immatériel? Ou Dieu est-il toujours incarné,
auquel cas nous serions plus près du Dieu de Spinoza. Ce serait un Dieu « terrestre », dans ma
compréhension de Spinoza.
John : Je trouve Spinoza très tentant parfois, mais je pense que Dieu a une forme humaine ; ou, pour le
dire mieux, que les humains ont une forme divine. Il y a quelque chose d’important dans cette configuration
particulière de matérialité et dans la question de ce que serait un corps qui ne meurt pas, et je n’ai pas de
réponse à cela. Évidemment, une partie de l’incarnation, c’est le métabolisme, manger, dormir et la
maladie, et toutes épreuves auxquelles nous faisons face ici.
François : L’âme aurait-elle une matérialité pour vous?
John : C’est très intéressant, parce que pour moi l’âme, c’est l’esprit et le corps combiné. Et je crois
certainement que l’esprit est matériel. Nous devrions demander à Ben ce qu’il en pense aussi!
Ben : Je ne sais pas si j’ai un commentaire directement sur l’âme, mais je pense qu’elle occupe une
jonction. Elle n’est pas seulement importante, mais aussi essentielle, parce que c’est la combinaison de
deux autres catégoriesle corps et l’espritchacune étant insuffisante seule mais les deux faisant
quelque chose de plus ensemble. L’esprit seul est évacué et le corps seul est sujet à l’entropie. Lorsqu’ils
sont combinés, cependant, l’action devient possible et au lieu d’une essence, nous avons des pratiques.
Peut-être l’âme, quoi qu’elle soit, est un autre terme pour indiquer la solution pratique au problème de
l’incarnation et de l’esprit? Je ne prétends pas avoir la réponse, mais je soupçonne qu’elle serait liée à
votre précédente question concernant la manière dont un Dieu incarné et une théologie finitiste peuvent
circonscrire les problèmes qui surgissent quand on imagine Dieu être omniscient, omnipotent et
omniprésent.
François : Alors, Dieu peut être débordé par ses créatures, en un sens? Dieu peut-il être dépassé ou
surpris par elles?
Ben : Je suis constamment débordé par mes créatures. J’en ai quatreseulement quatre. Pourquoi
imaginerait-on que Dieu, qui travaille dans le cosmos parsemé de créatures, serait moins débordé?
François : Les gens aiment représenter Dieu comme étant omnipotent, capable de tout faire.
John : Il y a un merveilleux passage dans les écritures de notre religion, qui montre Dieu pleurant ses
enfants. Cela signifie que Dieu peut éprouver de la peine ; cela doit être fascinant de nous regarder et de
voir la Divine Comédie! (rires)
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Ben : Ce ne serait pas un drame si l’une des parties avait tous les « omnis ». Comme Norbert Wiener le
disait, si le combat entre Satan et Dieu, de Milton, n’était que le théâtre d’un match de lutte professionnelle,
dont le résultat est arrangé, ce serait un spectacle décevant. Il doit y avoir un acteur qui est sujet à la
surprise, à la calamité et à la tristesse.
François : Il doit y avoir de l’événementialité.
John : Dieu doit être à risque, ce qui fait aussi partie du fait que Dieu est descendu sur Terre et y a été
crucifié. Ainsi, l’incarnation n’est pas toujours une heureuse condition. C’est un indice du fait que Dieu est
débordé, surpris ou même confronté par ses créatures.
François : En lien avec notre conversation, l’éducation est une préoccupation centrale tant pour la
chrétienté que pour des pragmatistes comme James ou Dewey. En conclusion, donc, je voudrais vous
demander comment la manière dont vous concevez la matérialité et la continuité entre ce qui est et ce qui
n’est pas un médium, peut nous aider à réfléchir à la manière dont nous éduquons ou enseignons?
John : Une idée avec laquelle je commencerais, c’est que les études médiatiques nous permettent de
renouveler la manière dont nous gardons les humanités vivantes pour nos étudiants aujourd’hui. Je trouve
qu’à l’université de l’Iowa, si vous dites que vous voulez parler de grandes idées, nous voulons parler de
littérature ou de philosophie, les étudiants vont vous répondre : « Oh, non, c’est trop dur et j’ai besoin
d’avoir un emploi ». Si vous dites plutôt : « Je veux vous parler de médias », alors les gens sont intéressés.
Toutefois, pour parler de médias, nous avons des problèmes auxquels nous devons penser. Je commence
typiquement avec le Phèdre de Platon et je montre qu’il pose les bases de toutes les questions que nous
avons eu depuis. Ils disent encore « c’est trop dur », mais je peux leur répondre : « Vous devez penser à
ces enjeux pour penser aux médias » et ils vont comprendre.
La raison pour laquelle je me soucie des humanités, bien sûr, c’est que je pense qu’il est essentiel pour la
démocratie que les gens soient réflexifs, critiques et qu’ils pensent. Il est important pour les cultures et les
langues d’avoir une profonde compréhension de leurs traditions et de leur littérature. Il est très effrayant
de constater que les étudiants ne comprennent pas vraiment la richesse de la tradition littéraire anglaise,
par exemple. Cela dit, vous pouvez séduire les gens avec les médias. Un terme que j’utilise parfois, c’est
« séducation ». (rires)
Ben : Une manière de repenser The Two Cultures (1959/2001) de Snow, c’est que si nous acceptons
cette division entre les cultures scientifiques, nous avons un grand problème, car une séparation entre les
deux cultures relègue la question de la technologie à une partie du campus les ingénieurs et les
scientifiques abondent. La technologie, comprise dans la plus vieille tradition de la technique, a longtemps
préoccupé les humanités et les sciences sociales « molles », et je pense qu’elle devrait continuer de le
faire. Les études médiatiques, en tant que milieu pour acculturer et cultiver la pensée sur les techniques
et la culture, offre une sorte de conduit ou d’espace d’entrainement pour intégrer les deux cultures du
campus en une seule, ou en trois ou en un millier de cultures. Les études médiatiques nous enseignent
que la technique et la technologie posent des enjeux politiques, historiques et philosophiques. Les projets
qui raflent les subventions provoquent de nouveaux dilemmes éthiques. Ce qui, dans les études
médiatiques, nous permet de faire ce genre de travail en tant que discipline nous permet aussi de le faire
dans notre pédagogie.
John : Une chose que j’ajouterais, c’est que pour la tradition pragmatiste, l’éducation est l’une des formes
fondamentales de l’action politique. Certaines personnes diront que je devrais être davantage activiste,
que je devrais être dans la rue, mais je pense que les universités sont aussi une sphère publique. J’ai la
chance d’enseigner à de nombreux étudiants ; rien qu’hier, pour ma présentation, il y avait environ 150
personnes! C’était un fabuleux échange avec le public et une occasion de présenter de nouvelles idées
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d’une façon claire et aider les gens à penser à leur planète, à la justice, au climat, ainsi qu’aux médias.
Ainsi, je pense que nous ne devrions pas négliger la salle de classe comme un endroit où nous pouvons
susciter une prise de conscience et pour rendre possible une meilleure démocratie. Ce que je dis là, c’est
du bon vieux John Dewey, bien sûr, mais c’est important que nous nous rappelions notre rôle.
Liste de références
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Snow, C. P. (2001). The two cultures. Cambridge University Press. (Originalement publié en 1959)